Certains éléments, comme les cristaux ou les éléments (ou la lune), pourront vous paraître familier (je jouais à FFIV pendant que rédigeais), mais la façon dont je combine ces éléments est originale et surtout bien plus complexe et élaborée qu'un FF.
Dans Zyrconia, les noms des personnages et des lieux ont un rapport avec la gemmologie (pour ceux que ça intéresserai de savoir d'où viennent certains noms parfois nébuleux). Le titre lui-même est un jeu de mots entre "gemini" (le signe astrologique des Gémeaux, mes deux héros sont des jumeaux) et "gemme". Ce n'est dont pas une faute de frappe.
Je sais que ça peut paraître assez cliché de dire ça, mais j'ai eu l'idée de cette histoire après un rêve très court que j'ai fait, dans lequel j'étais un personnage aux cheveux longs blancs, muet, avec un frère/soeur jumeau/elle (je ne me suis pas rendue compte des sexes, je change souvent de sexe dans mes rêves) ; nous étions dans une forêt éclairée par la lune, tout était dans les tons blancs, noirs et bleus, et je me souviens d'une atmosphère à la fois tranquille mais pleine de menaces... C'est la seule image dont je me souviens, et en me réveillant, j'ai eu envie d'écrire.
Jusqu'à présent je n'avait écrit que deux fanfictions : une sur Legacy of Kain (qui a presque tourné à la fiction tout court) et une sur Silent Hill (univers qui m'inspire beaucoup) ; c'est donc le premier texte original que je produit.
Mais trêve de bavardage, je poste le premier chapitre, n'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, ça peut encore être modifié vu que je l'ai pas encore publié officiellement sur mon site.
CHAPITRE 1 - Les Feux des Drakones
"Si l'on met le feu à ta maison, approche-toi pour t'y chauffer."
Dans le coin le plus reculé de Zyrconia, de la fumée sulfurique s'élevait en permanence des rochers, chauffés par les fortes températures qui circulaient sous terre. Ces émanations piquantes ne masquaient pourtant pas le ciel bleu que l'on pouvait apercevoir au-delà d'elles, indifférent à la fournaise souterraine. Quelques rares végétaux poussaient là, entre les anfractuosités, un peu rabougris et abattus par les conditions de vie.
Un geyser d'eau bouillonnante jaillit soudain, arrosant une large zone de gouttelettes brûlantes. Pour se risquer dans cet endroit inhospitalier, il fallait une bonne connaissance du terrain et des risques de ce genre. Un chemin rudimentaire, tracé surtout par les pas de ceux qui avaient osé s'aventurer jusque là, demeurait, dans les environs, la seule trace d'une vie intelligente. La faune se limitait ici à quelques lézards, rongeurs et surtout les redoutables drakones , reptiles ailés terrifiants, tous de griffes et de crocs. Cette saison était celle de la ponte, et les femelles étaient particulièrement agressives. Mais les nids se trouvaient un peu plus loin au nord et à l'est, et avec suffisamment de prudence, on pouvait grimper sur les versants jusqu'à une certaine distance.
Traversant la brume ardente, deux silhouettes se mouvaient avec lenteur, en choisissant les endroits où marcher avec circonspection. Deux jeunes hommes, chaussés de hautes bottes isolantes, se faufilaient entre les panaches de fumée, visiblement à la recherche de quelque chose. Lorsqu'ils eurent trouvés l'endroit qu'ils cherchaient, l'un des deux posa à terre un sac vide et entreprit de fouiller un petit tas de pierres tout à côté. Son compagnon se contenta de s'asseoir sur une pierre tiède afin de l'observer.
Leurs traits étaient quasiment semblables, et c'étaient surtout dans leurs attitudes qu'on discernait des différences : l'aîné, celui qui avait entrepris un travail de fouille, avait une expression concentrée, un regard vif et direct, des gestes précis et soigneusement répétés. L'autre, assis à l'écart, bien qu'observant son jumeau, avait les yeux voilés ; ses pupilles étaient invisibles, comme atteintes par la cataracte, mais il n'était cependant pas aveugle et suivait le moindre geste de son frère. Nerveux, il tordait parfois un bout de sa tunique du bout des doigts.
Mais leurs chevelures, d'un blanc immaculé, étaient identiques et des mèches s'y agitaient en permanence, sans action du vent. Leurs yeux étaient d'un rouge clair mais tout à fait unique, et leurs oreilles, légèrement pointues à leur extrémité, affleuraient à peine de l'épaisseur de leurs cheveux.
L'aîné, sentant visiblement la nervosité de son frère, stoppa un moment son labeur pour lui sourire.
« Ne t'en fais pas, Beryl, il n'y a pas de drakone par ici. On va même peut-être pouvoir grimper un peu plus haut. Il y a un gros gisement de pierres-flambeaux par là-bas. » Il désigna une hauteur proche.
Les pierres-flambeaux avaient la particularité de brûler comme du petit bois quand on les frottait l'une contre l'autre. Les hivers étaient assez rudes dans cette région, et il se révélait impératif de faire des réserves de tout le combustible possible avant la fin de l'automne, qui commençait à peine.
Celui des deux jumeaux qui se nommait Beryl voulut retourner son sourire à son frère, mais il ne réussit qu'à produire un petit rictus forcé. Il ne se sentait pas tranquille. Son aîné se passa la main sur le front, et jeta un oeil en l'air, vers le ciel dégagé, s'attendant à tout instant à voir passer une silhouette ailée, qui démentirait ses pronostics.
Le cadet tourna son attention vers le sud, vers le petit village en contrebas, à peine visible dans la brume matinale. Cette petite cité, coupée du reste du monde par les Pics Volcaniques, était leur foyer, bien qu'ils sachent depuis longue date qu'ils ne faisaient pas vraiment partie de ce peuple. Les deux jumeaux étaient différents des autres, mais leur physique atypique ne leur avait jamais attiré la haine. Les habitants de TigrEye, le village du Feu, ne leur avait jamais fait comprendre qu'ils devaient se mettre à part ou se cacher. Ils savaient que leur mère adoptive, Ferypenda Braisang, la prêtresse-mère, les avait recueilli ici, dans ces montagnes, une vingtaine d'années auparavant. Mais jamais elle ne leur en avait dit davantage sur leurs origines ; peut-être les ignorait-elle ?
TigrEye avait été construite dans une petite dépression au milieu des volcans. Un endroit bien dangereux, pourrait-on penser aux premiers abords, mais aussi très fertile. Les cultures y poussaient bien et l'eau, même si elle était rare, ne manquait pas à ceux qui savaient où la trouver. Ils avaient appris à se passer de ce dont ils ne disposaient pas. Leurs besoins étaient modestes : ils élevaient quelques animaux pour leur chair et leur lait, et consommaient leurs récoltes, toujours suffisantes pour que personne ne souffre de la faim.
Les habitations étaient majoritairement construites en pierres, certaines troglodytiques, creusées dans l'épaisseur des anciennes coulées de lave ; d'autres, plus modestes, étaient faites de bois, mais étant donné la rareté du matériau dans cette région sans forêt, elles demeuraient peu nombreuses. Le seul moyen de trouver du bois solide consistait à se rendre sur une petite île non loin d'ici, sur laquelle se trouvait une minuscule forêt clairsemée.
Le bâtiment sans conteste le plus impressionnant du village était le Temple du Feu du Sud, leur unique lieu de culte. Il dominait le centre du village, posé au milieu d'un parvis lui-même surélevé. Aucun des deux jumeaux - ni aucun simple villageois d'ailleurs - ne pouvait y entrer : l'accès était réservé aux prêtres et prêtresses qui y officiaient, et même leur statut de fils adoptifs de la prêtresse-mère ne leur donnait pas ce privilège. Tout le monde savait que le temple servait de cachette à quelque chose de très précieux, mais quelle était cette chose exactement, personne ne le savait. Sauf peut-être les anciens qui se contentaient de sourire malicieusement quand quelqu'un leur posait la question. Ferypenda leur avait appris que c'était grâce à cet objet mystérieux que le village vivait en prospérité, sans avoir à craindre les drakones . L'aîné des frères n'avait jamais été particulièrement croyant, mais vu les circonstances et les dangers qui entouraient TigrEye, il devait bien admettre que quelque force surnaturelle devait entrer en jeu.
Cela faisait maintenant plusieurs heures qu'ils avaient quitté le village pour leur récolte matinale, et le soleil se hissait de plus en plus haut ; pourtant, la Lune, visible au nord, ne s'estompait pas et restait suspendue au milieu du ciel, comme un gros globe brillant. Ferypenda répétait souvent que le jour où la Lune ne serait plus visible à chaque instant de la journée serait celui de la fin du monde tel qu'on le connaît. Mais l'aîné des jumeaux ne pensait pas trop à ce genre de chose : il préférait vivre l'instant présent sans trop s'interroger.
Cependant, la nervosité de son frère le gagnait lui aussi. Liés autant par l'esprit que par le sang, les jumeaux partageaient souvent leurs émotions sans le vouloir, et celles de Beryl étaient chaotiques à cet instant.
« Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu vas cesser de t'agiter ?, le sermonna gentiment son frère. Tu me déconcentres ! »
Mais son cadet se laissa tomber à terre à bas de son rocher, sans répondre. D'un doigt tremblant, il indiqua le sud, la direction du village… Et son aîné comprit alors : de longs panaches de fumée tout à fait inhabituels émanaient de celui-ci. Et là, au centre, on discernait des lueurs dansantes, comme d'un feu…
L'aîné lâcha son sac de pierres-flambeaux sous le coup du choc. Il se passait quelque chose d'anormal. Il savait que les prêtres du temple procédaient à des cérémonies chaque matin, mais jamais jusqu'à présent il n'y avait eu d'accident. Était-il possible qu'un rituel ait mal tourné ? Pensant à Ferypenda, qui dirigeait toujours les cérémonies, l'aîné saisit la main de son cadet, et l'entraîna en courant.
Le village reposait dans une brume épaisse, trop compacte pour être naturelle. Dans les rues flottaient des effluves inconnues, l‘odeur d‘un matériau étrange en train de brûler. Les deux jumeaux, hors d'haleine, apercevaient ça et là dans la semi-pénombre des silhouettes en train de courir, s'évanouissant dans les ténèbres. Ils tentèrent de leur courir après en criant, mais ils ne parvinrent pas à les atteindre.
Les yeux légèrement larmoyants, ils discernèrent petit à petit ce qui ressemblait à des corps allongés. S'agenouillant près de l'un d'eux, l'aîné constata avec horreur que la mort l'avait frappé. Une mort violente. Une grande plaie sanglante s'ouvrait dans la poitrine de la malheureuse victime. Il se releva, le cœur plein de colère : qui avait bien pu commettre un tel crime ?
S'arrêtant devant d'autres cadavres, les jumeaux ne purent que se rendre à l'évidence : on avait massacré les habitants du village. Ils avaient été tout simplement passés au fil de l'épée pour la plupart, d'autres gisaient décapités… Beryl détourna les yeux et se mit à sangloter doucement, et son frère, choqué lui aussi mais décidé à ne pas se laisser aller à la peine, le prit par les épaules :
« Ecoute, c'est terrible… Je sais. Mais on ne peut pas rester prostrés ici tant que nous ne sommes pas sûrs qu'il reste quelqu'un à sauver. Des gens se sont enfuis. Ils en ont peut-être réchappés. Et puis, il faut trouver Fery. »
Il décida de ne pas révéler à son frère ses craintes, ses interrogations sur les auteurs du bain de sang qui s'étalait à leur pied. Il prit Beryl par la main et se dirigea vers le centre du village et le temple. Plus ils avançaient, plus les émanations gazeuses les prenaient à la gorge, les faisant tousser et pleurer. L'aîné déchira de sa tunique un lambeau de tissu qu'il plaqua sur sa bouche ; il en fit de même pour son frère.
Il leur fallait faire de gros efforts afin de ne pas regarder trop longtemps les corps qui jalonnaient la route. Parfois, remplis d'espoir, ils s'arrêtaient près d'une silhouette allongée, qui, à cause de leur vision troublée, leur semblait avoir bougé, mais devaient à chaque fois goûter l'amère déception de s'être trompés.
Ils parcoururent une bonne centaine de mètres avant d'apercevoir, adossé à une maison, un homme vivant mais suffocant, qui se tenait l'abdomen des deux mains. L'aîné courut vers lui, trop heureux de découvrir un survivant. C'était un vieil homme qu'il connaissait bien.
« Néphryth ! Que s'est-il passé ? Qui a perpétré ce carnage ?!
Tout en posant ces questions, il essayait tant bien que mal de stopper le sang du vieux Néphryth qui s'épanchait lentement, en appliquant de ses deux mains sur la plaie un tampon de tissu déchiré à la tunique de Beryl, debout à côté de lui, les mains devant la bouche. Le vieil homme n'avait déjà presque plus de souffle, mais il parvint à articuler, s'accrochant des deux mains aux vêtements de l'aîné :
« Le temple… ils nous ont… trouvé. Ils vont… la prendre… Krysos, vous devez… Fuir… fuir tout de suite… »
Néphryth agonisait. L'aîné, Krysos, savait qu'il n'en avait plus pour longtemps, et que ses efforts pour le maintenir en vie étaient vain, mais il devait lui poser une dernière question :
« Néphryth, je t'en prie, reste avec moi ! Dis-moi où est Ferypenda ! Est-elle… vivante ? » Il eut du mal à articuler le dernier mot, comme si la mort de sa mère adoptive, la grande prêtresse du Feu, était inenvisageable…
Les mains du vieux Néphryth se firent molles et retombèrent bientôt à son côté. Krysos se mordit la lèvre de dépit, conscient de n'avoir pas pu sauver cet homme, cet homme qu'il connaissait depuis son enfance, avec qui il avait tant discuté, tant marché, tant appris… Dans un dernier sursaut de respect, il croisa les mains de Néphryth sur sa poitrine avant de se relever et de se tourner vers son frère.
« Je sais que tu as peur ; moi aussi. Mais nous devons aller jusqu'au temple, nous devons comprendre ce qui se passe. Je ne partirais pas d'ici avant de savoir ce qu'est devenue Fery… »
Surmontant sa terreur, Beryl mit sa main dans la sienne, lui signifiant ainsi qu'il le suivrait où qu'il aille. Ils remirent leurs masques de fortune sur leurs visages et reprirent leur route, plus péniblement.
Plus ils avançaient vers le centre du village, plus les cadavres s'amoncelaient : il y avait là autant de femmes que d'hommes, et même… des enfants. Certains portaient encore des armes rudimentaires entre leurs doigts rigides, mais d'autres semblaient s'être faits fauchés sans opposer la moindre résistance. Et ils ne pouvaient rien faire pour eux… L'idée de devoir laisser ces corps ici, dans leur tombe à ciel ouvert, répugnait les jumeaux. Mais des vivants avaient peut-être besoin d'eux.
Ils entendirent bientôt des sons métalliques retentirent dans les rues proches devant eux : des bruits d'armes qui s'entrechoquaient. Krysos réalisa alors qu'il n'avait pas son épée. Il en ramassa une au hasard près de lui - de facture étrangère -, s'attendant à chaque instant à tomber sur un assaillant assoiffé de sang. Il ne savait pas contre combien d'ennemis il pourrait défendre son frère, mais il était bien décidé à faire face autant que possible ; s'il devait mourir ici avec les autres, ce ne serait pas sans combattre. Avec prudence, il tourna au coin d'une rue, laissant son regard plonger au centre de la place principale de TigrEye.
Le spectacle le cloua sur place : des hommes portant de lourdes armures dorées massacraient ce qui restait de la population. Des prêtres surtout, mais aussi des villageois, tentaient tant bien que mal de se défendre en utilisant comme arme tout ce qui se trouvait à leur portée. Mais les habitants de TigrEye n'étaient pas des guerriers. Jamais ils n'avaient eu à repousser une telle sauvagerie.
A la vue des corps jetés en tas avec indifférence, Krysos sentit sa vue se brouiller. La bonne vieille rage, toujours au rendez-vous quand il sentait l'appel de la bataille, l'envahit. Il serra la main sur la poignée de son épée et s'apprêta à voler au secours d'une pauvre femme, qui portait la robe cérémonielle de la prêtrise, poursuivie par un soldat. Au moment où il se jetait sur l'assaillant, il entendit dans sa tête le cri lancé par Beryl, qui le suppliait de ne pas se battre, de ne pas l'abandonner. Il ralentit son geste une fraction de seconde, mais le cri de la femme fut le plus fort sur le moment. Il abattit sa lame sur l'ennemi, tranchant dans l'os la partie haute de son corps que l'armure ne protégeait pas entièrement. L'homme s'écroula sans un hurlement, toujours aussi anonyme qu'un instant plus tôt.
Krysos retourna le corps avec son pied. Son armure portait un insigne qu'il ne reconnut pas : un soleil symbolique aux multiples rayons. La jeune prêtresse, qui n'avait pas dû distinguer son sauveur dans l'épaisseur du brouillard qui régnait dans cette zone, s'était enfuie.
L'aîné retourna auprès de son frère et le mena un peu plus loin, avec encore plus de prudence car les bruits de combat redoublaient. Les silhouettes des meurtriers et des victimes se mêlaient confusément dans la pénombre mortelle. Encore une fois, malgré les supplications de Beryl, Krysos se jeta dans la bataille et tua quelques autres soldats. Ses leçons d'escrime basiques, qu'il avait considéré au départ comme un simple passe-temps, avaient porté leurs fruits. Cependant, il arrivait en général trop tard : les soldats qu'il abattait - hélas ! en si petit nombre - avaient déjà fait leur lot de victimes. Il ne put sauver personne, se contentant dans sa tristesse mêlée de fureur, de rendre aux bourreaux la monnaie de leur pièce. Enfin, découragé, abattu, sa rage l'abandonnant petit à petit, il s'accroupit au milieu des monceaux de morts et laissa ses larmes couler.
Qui étaient-ils ? Pourquoi avoir fait cela ? De quoi étaient coupables ces gens pour mériter pareil châtiment ?
Beryl le rejoignit et posa sa main tremblante sur son épaule. Krysos ne sut plus quoi faire sur le moment : devaient-ils continuer et risquer à chaque mètre de se faire tuer ? Y avait-il une chance que Ferypenda soit vivante ? L'idée de leur mère adoptive aux prises avec ces monstres les torturait… Combien de temps s'était écoulé depuis qu'ils avaient pénétré dans le village attaqué ? Dix minutes ? Trente ? Une heure ? Ils ne savaient plus, et leurs gorges irritées les faisaient souffrir.
Le parvis du centre du village semblait désert à première vue. Comme dans les rues adjacentes, des cadavres par dizaine jonchaient les pavés, éclaboussés de sang. Des lueurs dansantes se reflétaient sur les murs des maisons. Un silence pesant régnait sur ce spectacle de ruine. Mais Krysos, caché avec son frère derrière un pan de mur, remarqua sans peine les soldats qui faisaient les cents pas devant le temple. Le temple, seigneur…
Des langues de feu virulentes commençaient à en sortir, par les portes fracassées et jetées bas ; les flammes tambourinaient sur les fenêtres comme des mains désespérées. Au milieu de cet enfer, une silhouette émergea du bâtiment sacré, d'un pas lent, comme si la proximité du danger ne l'effrayait pas. Elle s'arrêta sur le parvis, et un instant, Krysos aperçu dans sa main un éclat rouge, qui pulsa quelques secondes avant de disparaître. L'inconnu portait une légère armure dorée, avec les mêmes insignes que les autres soldats. Un souffle de vent chaud venu du temple souleva une lourde natte de cheveux blonds, qui sortait de son casque comme un cimier. Son visage était caché mais Krysos comprit que c'était une femme ; il discerna alors mieux les formes féminines de son armure…
La haine l'envahit encore. L'attitude de cette guerrière inconnue était la dernière insulte qu'il pouvait endurer. Elle était responsable, il le savait : elle avait, d'une manière ou d'une autre, profané le temple, et volé quelque chose, comme Néphryth l'avait prédit. Mais quoi ?
Le feu qui faisait rage dans le temple était le feu sacré de TigrEye ; les flammes se tendaient vers l'extérieur, rampaient comme des serpents à la recherche de quelque chose à mordre. Déjà les pierres du parvis roussissaient sous leur assaut et bientôt elles se propageraient à tout le village. Ce feu dévorerait tout, le bois et la chair comme le métal et la pierre.
Krysos sentit sa fureur le porter en avant, lui dictant de trancher en deux cette femme monstrueuse. Mais la main de Beryl l'arrêta cette fois ; il reprit alors un peu ses esprits et considéra la situation : des soldats patrouillaient tout autour du temple, et sans compter la guerrière sur le parvis, il serait suicidaire de se mettre à découvert maintenant. Il ravala alors sa colère, serrant la main de son frère afin de se contenir.
La femme en armure dorée fit un geste à l'attention des soldats et ceux-ci se mirent en rang. Elle descendit alors les marches du parvis, d'une démarche pleine d'assurance, comme si ce village lui appartenait. C'est alors qu'elle parla, d'un ton méprisant :
« Ces chiens n'auraient pas dû nous résister. S'ils s'étaient laissés faire bien gentiment, ils seraient sans doute encore vivants. Qu'importe, nous avons ce que nous cherchions. En route ! »
La cohorte s'ébranla alors. Beryl et Krysos durent se contenter de les regarder passer, impuissants, toujours dans l'ignorance de l‘objet qui avait mené à ce génocide. Une fois seuls, ils se mirent à tousser frénétiquement : la fumée se faisait encore plus dense et on ne voyait presque plus à un pas devant soi. Malgré tout, Krysos devait jouer sa dernière chance. Il se dirigera difficilement vers le temple en flammes, et mettant ses mains en porte-voix, il cria avec le peu de souffle qui lui restait :
« Fery ! Fery ! Où es-tu ? »
Aussitôt, comme en réponse, un énorme craquement retentit et le toit s'affaissa sur lui-même. De gigantesques langues de feu s'en échappèrent, enfin libres, et le vent les poussa en direction des maisons proches. Les habitations de bois s'embrasèrent immédiatement ; celles en pierre résistèrent plus facilement, mais le feu magique aurait raison d'elles à la longue. Dans le brasier, des formes fantasmagoriques semblaient prendre forme, telles des têtes de drakones grimaçantes, arrachant de leur griffes et de leurs crocs ardents tout ce que le feu atteignait.
Krysos toussa douloureusement avant de se replier. Personne ne pouvait avoir survécu ici, pas même Ferypenda ; son Don la rendait insensible à la douleur, pas immortelle. Tout au plus aurait-elle pu échapper à un feu ordinaire, mais à une telle fournaise déchaînée…
Les deux jumeaux se retirèrent dans un quartier voisin, assez loin de l'incendie qui continuait malgré tout de se propager. Bifurquant de nombreuses fois dans les ruelles, ils se retrouvèrent devant leur propre maison, une bâtisse de pierres solide. Ils y trouvèrent refuge et un air étonnamment un peu plus respirable. Entre deux halètements, Krysos s'adressa à son frère :
« Nous devons faire ce que Néphryth a dit : nous devons fuir. Du reste, c'est-ce que Fery aurait voulu. Tu te souviens de ce qu'elle disait souvent ? Que s'il devait arriver malheur au village, que si tout espoir était perdu, nous le retrouverions au nord ? Que nous devions suivre la Lune ? Alors, nous allons le faire, Beryl ! »
Son cadet exprima son inquiétude, teintée de découragement. Krysos tenta de le rassurer, malgré sa propre incertitude : avait-il bien interprété les paroles de Ferypenda ? Était-ce ce qu'ils devaient vraiment faire ? Il se souvint alors de l'étrange attitude de la prêtresse ces derniers temps : quand elle sortait de ses transes, les sombres présages qu'elle avait entrevus se lisaient sur son visage… Avait-elle en partie prévu cette catastrophe ?
Le crépitement des flammes se rapprochait sensiblement. Krysos bondit à l'étage de la maison et, entrant dans une chambre pourvue de deux lits accolés, il se laissa tomber à terre, fouillant sous l'un d'eux. Il se releva, tenant dans ses mains une épée enveloppée d'un linge blanc. Quand il redescendit, il remarqua que Beryl avait déjà rassemblé dans une besace le peu de nourriture qui se trouvait dans la maison : du pain et des fruits. Il le remercia de sa prévoyance par un sourire triste.
Les deux frères fuirent le village, laissant à contrecœur derrière eux l'incendie se charger de terminer le travail. Laisser brûler des cadavres était une tragédie, mais ils n'auraient pu se charger de les enterrer tous. Ils n'en avaient ni la force ni le temps. Les victimes ne reposeraient pas dans le sein de la terre dont-elles étaient issues, leurs ckairs ne retourneraient pas à leur matrice originelle, aucune gemmes ne naîtraient de leur mort afin de rappeler leur vie…
Ils se retrouvèrent au pieds des Pics Volcaniques. Aucun signe visible de la cohorte ennemie. Elle était sans doute bien plus loin, sur les pentes. Krysos sourit amèrement : on lui avait si souvent dit que les Pics étaient impossibles à traverser… Pas pour des hommes déterminés, visiblement. Et cela, dans un sens, lui redonna confiance. Si ces soldats caparaçonnés de fer avaient pu le faire, pourquoi pas eux ?
Beryl surprit sa pensée et prit peur. Son aîné le rassura, tout en ne lui cachant pas la vérité.
« Je veux retrouver cette femme, lui faire payer ce qu'elle a fait ! » tonna-t-il. « Il faut traverser ces montagnes, et si personne de TigrEye ne l'a encore fait, je peux te jurer que nous seront les premiers ! »
Il leva les yeux vers les cimes qui ne lui avaient alors jamais paru plus menaçantes. Les montagnes pointues semblaient le narguer d'en haut, l'invitant à tenter ce que, il y a à peine quelques instants, il pensait impossible. Le Monde Extérieur attendait au-delà… un monde dont-ils n'avaient tout deux jamais entendu que de vagues rumeurs, toutes plus ou moins légendaires.
Le village était anéanti, son peuple massacré, et pourtant quelque chose tout au fond de lui le poussait en avant, accompagné du secret espoir de récupérer ce que les siens avaient défendu de leur vie. Ce serait le dernier hommage à leur rendre… Il leur fallait suivre la voie de Ferypenda, suivre la Lune… Krysos se sentait capable d'entreprendre cette ascension périlleuse, mais Beryl le supporterait-il ? Il était bien moins résistant que lui…
Sentant son trouble, le jeune muet lui prit la main et posa sa tête sur son épaule, mêlant sa chevelure immaculée à la sienne. Ils tremblèrent à l'idée du périple qui les attendait.
Leur marche s'était faite moins pénible depuis qu'ils s'étaient éloignés du foyer de l'incendie. Toutefois, ils avançaient lentement, tant à cause de leur abattement moral que de la difficulté du terrain, creusé d'ornières, de trous traîtres et même de précipices, les obligeant parfois à des contournements sur plusieurs mètres. Ils marchaient tête basse, les bras ballants et sans parler la plupart du temps, bien que n'ayant pas besoin de leur langue pour discuter.
Parfois, Beryl avait du mal à passer un obstacle et son frère devait l'aider à escalader un rocher ou à sauter par-dessus un trou. Il était vrai qu'avec la robe ample qu'il portait, il ne lui était pas facile de se débrouiller, et il dût même le porter à diverses reprises.
La Lune semblait plus grande ici que près du village, signe qu'ils avançaient bel et bien même si les distances semblaient trompeuses. La Lune était toujours visible dans le ciel, de jour comme de nuit, mais la nuit elle était bien plus brillante évidemment, et sa puissance magnétique était plus forte. Elle avait toujours exercé une attraction particulière sur les deux frères, comme si elle veillait sur eux de là-haut, telle une mère qui aurait perdu ses enfants. Les jumeaux avançaient toujours en regardant l'astre céleste, certains que s'ils ne la quittaient pas des yeux, ils ne se perdraient pas.
Un ensemble rocheux assez impressionnant se découpa dans la clarté diffuse. De forme arrondie, ovoïde même, un rocher éclaté en son centre laissait entrevoir une autre couche rocheuse, plus fine, elle aussi ovale, dont la base était incrustée de pierres précieuses qui brillaient dans la pénombre. L'ensemble semblait étrangement déchiqueté, comme s'il avait implosé. Les deux jumeaux s'attardèrent à cet endroit, contemplant l'étrange édifice rocheux, avec la conviction que c'était de cet endroit que leur avait parlé Ferypenda quand ils étaient petits, quand elle disait en murmurant « Je vous ai trouvé dans une pierre... »
Ils caressèrent les bords déchirés de la coque interne, essayant de se souvenir de ce qui s'était passé à cet endroit jadis, vingt ans auparavant. Les joyaux luisaient paisiblement, sans révéler aucun secret. Ils ne purent rester ici plus longtemps, tiraillés par la soif et la faim, et par le désir de sortir de ce labyrinthe de pierre hostile.
Sur leur route, ils croisèrent les restes d'un campement, un feu de bois mal éteint, et même quelques restes de victuailles. Ils s'en délectèrent comme ils purent, même s'ils savaient que cela avait été laissé là par leurs « ennemis« . Par contre, l'eau se faisait rare, et les quelques filets liquides miraculeux qu'ils purent trouver parmi les anfractuosités suffisaient à peine à étancher leur soif.
Ils s'arrêtèrent quelquefois pour se reposer mais pas trop longtemps. Ils utilisaient des pierres-flambeaux afin de faire du feu. Krysos compta ainsi deux jours et deux nuits depuis leur départ de TigrEye. Jamais il ne s'était sentit si démuni, si confronté à l'inconnu, et de plus, il avait peur pour son frère. Beryl était craintif par nature, et peu débrouillard, un peu comme un enfant, et si Krysos n'était pas là pour s'occuper de lui, il serait quasiment incapable de faire quoi que ce soit tout seul. Il le regarda pendant qu'il dormait, tourné sur le côté, ses poings légèrement crispés, ses lèvres entrouvertes laissant passer son souffle, la tête se balançant doucement, comme pour bercer sa peur...
Comme il l'aimait...
Si seulement il pouvait être « normal »... A son âge, son Don aurait déjà dû se manifester. Lui avait obtenu son Don à l'âge de douze ans, comme la plupart des gens, mais Beryl, lui, ne suivait pas le mouvement. C'était comme... bloqué à l'intérieur de lui, tout comme sa voix. Beryl n'était pas dans l'incapacité physique de parler, seulement... il ne parlait pas, voilà tout. Son frère arrivait toujours à comprendre ce qu'il voulait dire, en lisant ses expressions et aussi ses pensées. Peu de gens y arrivait.
Il était décidé à s'occuper de Beryl tout le temps qu'il faudrait. Et si cela ne changeait jamais ? S'il restait comme ça pour toujours ? S'il était condamné à ne jamais devenir un adulte ?...
Krysos vint secouer son cadet, doucement, pour le sortir du sommeil.
« Beryl, on a assez dormi. Il faut repartir. »
Et ils se remirent en route, toujours avec aussi peu d'entrain, mais avec l'espoir que le bout du chemin était peut-être derrière la prochaine montagne.
Ils finirent par prendre beaucoup d'altitude. Du point où ils étaient, ils pouvaient même apercevoir TigrEye, du moins ce qu'il en restait, un point fumant au fond d'une large dépression naturelle.
C'est alors qu'une immense ombre accompagnée d'un grand bruissement d'ailes apparut au-dessus d'eux. Les deux frères se jetèrent à terre à l'instant où le grand drakone passait sur eux, le cou allongé, les griffes dehors, les ailes déployées au maximum. Il avait surgi d'au-dessus de la crête, et fonçait maintenant vers la vallée. Il n'avait visiblement pas remarqué les deux jeunes gens à plat ventre ; son vol le porta bien loin, en bas, vers le village, au-dessus duquel il opéra un vol stationnaire, semblant attendre quelque chose.
Aussitôt, un autre drakone , encore plus grand que le premier, apparut au sud, et fondit également sur le village, suivit d'un autre congénère, et puis d'un autre. Jamais les deux frères n'avaient vu autant de drakone à la fois. Les énormes bêtes semblèrent s'engager dans un conciliabule, fait de grognements et de couinements. Puis, comme si un ordre avait été donné, ils se jetèrent sur ce qui restait du village. Tout ce qui n'avait pas encore brûlé succomba sous les feux démoniaques de ces monstres, qui balayaient de leurs queues massives les derniers restes de civilisation de ce coin de vallée. De leurs crocs, ils dévorèrent les corps restés là, comme de vulgaires proies, trop contents de ne pas avoir à se donner de peine...
Les deux frères étaient loin et pourtant ils voyaient parfaitement ce qui se passait, autant avec leurs yeux perçants qu'avec leurs coeurs meurtris. Ils se prirent les mains et murmurèrent une prière silencieuse pour le repos des âmes des défunts, si cruellement profanés. De la fumée s'éleva de nouveau du village détruit, et de temps en temps, un hurlement de drakone se faisait entendre.
Le village avait toujours été protégé de ces animaux, jamais ils ne s'en étaient approchés jusqu'à maintenant, mais quelque chose avait dû les appeler. Ou alors peut-être que était-ce le pouvoir des prêtres qui avait protégé l'endroit jusqu'à maintenant, ou celui du temple... Krysos regrettait de ne pas avoir posé plus de questions à ce sujet à Ferypenda...
S'élevant toujours plus haut, la pente se fit plus raide encore, et bientôt, ils durent même ramper afin d'avancer plus efficacement. Cette nuit-là, ils dormirent sous un gros rocher en surplomb, Beryl la tête sur les genoux de son frère. Celui-ci, tellement fatigué par l'effort de la journée, connu un sommeil absolu cette fois.
Le lendemain, ils se mirent en quête d'un peu d'eau. L'air était bien plus vif et plus pur aussi. Un ruisselet courait depuis le nord jusqu'à eux. Ils burent jusqu'à éclater cette eau délicieuse, dans laquelle il n'y avait aucune trace de cendre. Prenant leur courage à deux mains, ils entamèrent ce qu'ils espéraient être la dernière montée. Ils avaient repris des forces et ils trouvèrent même quelques racines comestibles sur leur route, qu'ils firent cuire en guise de petit déjeuner. Le village était loin à présent et même Beryl semblait avoir retrouvé un certain entrain. L'aîné tendit la main à son frère afin de l'aider à passer un rocher coupant, et ils se trouvèrent alors tout à coup sur un terrain plat, derrière les montagnes qu'ils apercevaient autrefois de chez eux. Et ce qu'ils virent était au-delà de tout ce qu'ils avaient pu imaginer...
Alors qu'ils n'avaient jamais connu que de la végétation rare et clairsemée, à leurs pieds s'étendaient des arbres. Une mer d'arbres. Ils connaissaient la mer, mais jamais ils n'en avait vu une constituée d'arbres. Tellement serrés qu'on ne pouvait voir le sol. Tellement étendue qu'elle se perdait dans les brumes lointaines du nord. Un vol d'oiseaux passa au-dessus de leur tête et se posa quelque part dans cette verdure. C'était ce que Ferypenda avait appelé la forêt de Fayalyth. Leurs nez captaient des odeurs qu'ils ne connaissaient pas, et leurs oreilles se tendait au doux bruit de chutes d'eau.
Leur calvaire était terminé. Ils avaient trouvé un endroit où la vie régnait en maître. Une vie inconnue pour eux, à découvrir, mais qui les appelait à venir partager ce miracle.
A la vue de tant de beauté, les deux frères manquèrent défaillir. Ils se prirent dans les bras l'un de l'autre et restèrent là, pendant un moment, trop émus pour dire ou faire quoi que ce soit d'autre.